Mrs Dalloway : un livre centenaire et pourtant...
- Franceline Burgel
- 25 mai
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 mai
Virginia Woolf nous embarque pour un voyage sensoriel au cœur de Londres, avec une écriture très moderne.
Ce matin, Clarissa Dalloway sort acheter les fleurs qui orneront sa réception du soir. Le roman se déroule intégralement à l’échelle de cette seule journée, menant le lecteur jusqu’au moment où Clarissa s’endort.
Une technique d’écriture exceptionnelle
Lorsque Clarissa Dalloway arpente les rues de Londres, la réalité lui apparaît par petites touches impressionnistes. Un policeman qui lève la main, son pied qui se lève pour monter sur le trottoir… Le texte est d’une intensité rare, ne tolérant aucun vagabondage de l’esprit du lecteur. C’est presque une épreuve de rester concentré sur chaque phrase. Ainsi, on s'engage dans la lecture de Mrs Dalloway comme on pénètre dans un tourbillon de pensées.
Cette densité de la réflexion est magnifiée par une utilisation incroyable de la ponctuation, qui sculpte le rythme et le sens :
Le point-virgule, qui ne laisse aucun répit, fait fuser les impressions : « Bond Street la fascinait ; Bond Street tôt le matin en cette saison ; ses drapeaux au vent ; ses magasins ; rien de clinquant ; rien de rutilant ; un rouleau de tweed dans la boutique où son père avait acheté ses costumes pendant cinquante ans ; quelques perles ; un saumon sur la glace. » Ça avance, ça tournoie ! Et c’est tellement efficace.
Les parenthèses, qu’elle utilise beaucoup, permettent d’imbriquer différentes couches de pensée et d’information, de plonger dans les digressions de l’esprit : « Car ayant vécu à Westminster (depuis combien d’années déjà ? plus de vingt ans), on ressent même au milieu du trafic, ou en se réveillant la nuit, Clarissa en était certaine, un silence particulier, ou une solennité ; une pause indescriptible ; un suspens (mais cela pouvait être son cœur, affecté, disait-on, par la grippe) avant que Big Ben ne sonne. »
On assiste aussi, souvent, à des scènes qui utilisent des itérations, ou boucles descriptives, et l'accumulation, toujours servies par l'utilisation fine de la ponctuation, comme dans ce génial passage, lorsque Clarissa choisit ses fleurs : « Il y en avait, des fleurs : des delphiniums, des pois de senteur, des brassées de lilas ; et des œillets, des quantités d’œillets. Il y avait des roses ; il y avait des iris. Ah oui — et elle respirait cette douce odeur terreuse de jardin tout en parlant à Miss Pym qui se faisait un devoir de la servir et qui la trouvait gentille car elle l’avait été des années auparavant ; très gentille mais l’air vieillie, cette année, tournant la tête de tous côtés parmi les iris et les roses, se penchant vers les bouquets de lilas les yeux mi-clos, humant, après le tumulte de la rue, la senteur délicieuse, l’exquise fraîcheur. Puis, ouvrant les yeux sur les roses qui avaient l’air si fraîches, comme du linge tuyauté tout juste arrivé de la blanchisserie dans des corbeilles d’osier ; sombres et coquets, les œillets rouges dressaient la tête ; et tous les pois de senteur déployés dans leurs vases, teintés de violet, d’une blancheur de neige, pâles — on se serait cru le soir quand des jeunes filles en robes de mousseline sortent cueillir des pois de senteur et des roses, après une superbe journée d’été, avec son ciel d’un bleu presque noir, ses delphiniums, ses œillets, ses arums ; c’était l’heure, entre six et sept, où chaque fleur s’embrase — les roses, les œillets, les iris, les lilas ; blanche, violette, rouge, orange profond ; chaque fleur semble brûler de son propre feu, douce et pure, dans les plates-bandes embrumées ; et comme elle les aimait, les papillons de nuit d’un blanc grisé qui tournoyaient au-dessus de l’héliotrope et des primevères du soir ! »
Un sens aigu de la mise en scène et une écriture cinématographique
Virginia Woolf bascule d’un personnage à l’autre, souvent par une simple phrase : « Le jaune vif des omnibus qu’empruntait Elisabeth semblait envoyer des signes, des messages à Septimus Warren, étendu sur le canapé du salon. » Là, je vois un traveling, comme au ciné.
Le monde défile à travers l’œil des personnages, comme une caméra qui se déplace en continu : « “Il faut aller plus loin des gens, dit-il, juste là, où il y avait des chaises sous un arbre, là où la pente du parc se déroulait longuement comme une pièce de drap vert et un morceau de tissu bleu pour le ciel et de la fumée rose tout là-haut, là-bas où les maisons irrégulières, voilées par la fumée, formaient un rempart et où la circulation bourdonnait sans fin, avec, sur la droite, des animaux à la couleur poussiéreuse qui étiraient leur long cou au-dessus des palissades du zoo, glapissant et hurlant.” Là, ils s’assirent sous un arbre. » En une phrase, la dernière, le décor est parcouru et le lieu atteint.
L’auteure excelle à nous faire voyager par-delà les limites du réel : « l’avion s’éloigna, s’évanouit dans le lointain, au loin, il s’envola, comme une flèche au-dessus de Greenwich et sa forêt de mâts ; au-dessus de la petite île d’églises grises, Saint-Paul et les autres, jusqu’au-delà de Londres où s’étendaient de part et d’autre des champs et des bois sombres où des grives aventureuses, sautillant hardiment, l’œil vif aux aguets, attrapent l’escargot et le cognent une, deux, trois fois contre une pierre. » C’est vertigineux ! Cela relève presque du film d’animation moderne.
Virginia Woolf a également une capacité unique à mettre en images les sensations. En parlant d’un changement d’humeur de Clarissa, elle écrit : « [...] comme une plante au bord de la rivière au choc de la rame frappant l’eau : de même elle chancela, de même elle vacilla. » Elle plante d’abord le décor, l’effet visuel de la sensation, avant la sensation elle-même. C'est de la haute voltige.
Autre exemple de cette expressivité des sensations : « Ils s’éloignaient, de plus en plus loin d’elle, rattachés à elle par un mince fil (puisqu’ils avaient déjeuné avec elle) qui s’étirait, s’étirait encore, devenait de plus en plus fin au fur et à mesure qu’ils s’avançaient dans Londres ; comme si les amis étaient rattachés à son corps après que l’on eut déjeuné ensemble, par un fil mince qui (elle se mit à somnoler) devenait flou à cause du bruit des cloches qui sonnaient l’heure où appelaient à l’office, comme le fil de l’araignée se ponctue de gouttes de pluie et alourdi, s’affaisse. Donc, elle dormit. »
Ainsi, Virginia Woolf fait sans cesse naître de véritables tableaux vivants.
Féminisme et modernité de l’écriture
Mrs Dalloway est aussi un roman imprégné de féminisme et d’une modernité incroyable. Clarissa Dalloway n’a pas épousé Peter Walsh, en partie parce qu’il l’avait qualifiée de « parfaite maîtresse de maison ». Pour elle, « dans le mariage, il faut un peu de liberté, un peu d’indépendance pour vivre ensemble, chaque jour de la vie, dans la même maison. » Elle a refusé de tout partager avec Peter, sentant qu’elle n’aurait pas pu. Clarissa se dit qu’il serait préférable de faire les choses simplement pour elles-mêmes, et non pas pour ce que les gens pensent. Je trouve ces pensées plutôt avant-gardistes pour l'époque.
Je ne peux m’empêcher de relever ce passage tout à fait audacieux sur la jouissance féminine : « Elle ne pouvait résister parfois au charme d’une femme, pas jeune fille, mais comme c’est souvent le cas, d’une femme faisant l’aveu de quelque petit embarras, de quelque sottise. Et que ce soit par pitié, ou bien à cause de leur beauté, parce qu’elle était plus âgée ou pour une circonstance fortuite, un effluve de parfum ou un violon dans la pièce (si étrange est le pouvoir des sons parfois), elle ressentait alors sans aucun doute ce que ressentent les hommes. Un instant seulement ; mais c’était assez. C’était une révélation soudaine, un afflux de sang comme lorsque l’on rougit et que l’on voudrait s’en empêcher, et puis, comme les choses s’amplifient, on cède, on se précipite le plus loin qu’on peut et là on vacille et l’on sent le monde se rapprocher, lourd d’une signification étonnante, sous la pression du ravissement qui en fait craquer la fine écorce et jaillit, se déversant dans un immense soulagement sur les crevasses et les plaies. Alors, pendant cet instant, elle avait vu un embrassement ; une allumette brûlant dans un crocus ; un sens caché presque exprimé. Mais ce qui était proche se retirait ; la tension se relâchait. Il était passé, ce moment. »
L’intériorité de Clarissa révèle également son homosexualité latente et sa profonde affection pour Sally Seton, un amour qui contraste avec l’incapacité de son mari à lui dire qu’il l’aime et leur distance conjugale exprimé par le fait qu'ils fassent lit à part.
Une écriture inspirante pour les écrivains d'aujourd'hui
Ce texte résonne profondément avec son époque. Le traumatisme de la Grande Guerre, encore très présent, est abordé à travers la figure de Septimus Warren Smith et cette phrase terrible qui encapsule son angoisse : « Le monde a levé son fouet. Sur qui va-t-il s’abattre ? ». Pour cet homme dévasté, le monde est une menace constante.
J’ai intégré ici de nombreux extraits, car quoi de plus parlant ? Je trouve l’écriture de Virginia Woolf particulièrement inspirante pour tout écrivain.
J’ai trouvé aussi dans ce livre les prémisses du courant littéraire du Nouveau Roman : l’histoire intérieure qui tente de saisir l’insaisissable, le côté décousu, et la tragédie des hommes qui « ne peuvent plus enfanter des humains après avoir connu la guerre », avec ces mots poignants : « les hommes se chassent en meutes ».
Deux films m’ont traversé l’esprit en lisant ce livre : Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, pour ce côté théâtral au cœur d’une ville, et Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet, qui donne une grande place à la vie intérieure et à la micro-observation du quotidien des individus.
Ne cherchons pas chez Virginia Woolf des histoires riches en rebondissements. Dans Mrs Dalloway, il ne se passe pas grand-chose en termes d’action extérieure, et l’on pourrait rester sur sa faim de ce point de vue. Le dernier tiers du livre, par exemple, m'a semblé un peu poussif. C’est pourquoi j’ai davantage apprécié ce livre pour l’écriture en elle-même que pour l’histoire qu’il propose. Mais c’est sans doute ce que voulait Virginia Woolf !

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