Triste Tigre, de Neige Sinno
- Franceline Burgel
- 15 juin
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 juin
Ou quand le lecteur participe à un questionnement intérieur
Neige Sinno nous livre dans Triste Tigre un témoignage et une réflexion sur les abus sexuels qu’elle a subis de la part de son beau-père. Fille d’un premier mariage de sa mère, l’autrice retrace l’histoire familiale marquée par la présence de ce second conjoint, avec qui sa mère aura deux autres enfants. Plus qu’un simple récit des faits, ce livre est une exploration des répercussions de ces traumatismes sur la victime et, plus largement, sur la société.
Le titre, Triste Tigre, est symbolique. Il fait écho au poème The Tyger de William Blake, qui interroge la création et la nature du mal en se demandant si celui qui a créé l’agneau, symbole d’innocence, a aussi créé le tigre, figure de la puissance et de la fureur. Neige Sinno utilise cette dualité pour explorer la relation entre la victime et l’agresseur.
Dès les premières lignes, le langage est d’une franchise déconcertante. On sent que Neige Sinno est venue livrer sa vérité sans fard, refusant les circonvolutions stylistiques ou les belles phrases. C’est à ce prix, semble-t-il, qu’elle estime pouvoir être entendue. L’art du témoignage réside justement dans cette ligne de crête délicate : éviter le déballage obscène qui pourrait attirer les prédateurs (les pédophiles aiment lire ce genre de livre…) ou donner une visibilité non souhaitée aux bourreaux, tout en fuyant les banalités qui rendraient le propos insipide.
Au-delà de la narration des faits, nous cheminons avec Neige Sinno dans ses questionnements pour mieux comprendre ce qu'elle a vécu et comment en transmettre toutes les composantes. Elle s’interroge notamment sur la nature même du témoignage. Est-ce bien de parler ? Comment le faire pour sa propre reconstruction ? Comment le faire pour faire évoluer la société sur le sujet ? Elle observe que dans la littérature et les scénarios, l’attention se porte trop souvent sur le bourreau, au détriment de la victime. Pourquoi cette disproportion ? Parce qu’un tabou persistant entoure la question de l’inceste, reléguant les survivants à un statut de « peuple de l’ombre », contraint de s’intégrer tant bien que mal dans une société qui peine à les reconnaître.
L’autrice brosse un tableau de sa vie dans les premières années passées avec son beau-père. C’est une famille pauvre, avec quatre enfants à nourrir. Elle raconte comment, très jeune, elle est envoyée à l’épicerie sans argent, subissant de plein fouet l’humiliation. Elle précise alors : « il y avait en moi quelque chose de vulnérable ».
Son beau-père est très exigeant. Sa mère le supporte et répète : « il faut voir ses bons côtés ». Neige tente désespérément de trouver en lui ces « portions de bonté ». Les moments de joie en famille sont rares. Ironiquement, ce beau-père est un homme « bien », apprécié de tous, sportif et toujours prêt à aider et à rendre service. Neige sinno refuse de l’aimer comme un père, puisqu’il ne l'est pas. Il semble que ce refus ait déclenché le passage à l’acte.
La notion de faux-semblant et d’invisibilité de l'inceste est centrale. Neige Sinno revient sur une photo de famille où tout le monde sourit, alors qu’elle-même sait que ses parents venaient de se disputer et que sa petite sœur faisait la tête. Peu après cette prise de vue, Neige devait faire une fellation à son beau-père. Il s'agit d'une véritable mise en scène d’un bonheur illusoire. En tant que biographe, cette observation m’interpelle particulièrement : si j’ai souvent eu recours aux photos pour enrichir les récits, j’ai rarement approfondi la mémoire de l’instant précis, l’avant et l’après. Peu de chances, en réalité, que la personne se souvienne de ces détails, à moins, bien sûr, qu’un événement très fort, voire traumatique, comme ici, n’ait marqué son esprit.
Neige Sinno met en lumière la pratique courante de l’inceste dans notre société, citant Virginia Woolf, elle-même abusée par ses deux demi-frères. « C’est une chose réelle qui se cache derrière les apparences », expliquait l’écrivaine. Neige Sinno reprend cette idée : « je porte en moi toutes les voix, celle de la jeune fille faisant de la spéléo, celle de la jeune fille, objet sexuel. Oui, les objets sexuels sont des êtres comme les autres, ils vont à l’école, ont des amis, vivent normalement ». C’est une prise de conscience vertigineuse et glaçante pour le lecteur.
Comment exprimer l’inexprimable ? Neige Sinno utilise la troisième personne pour se regarder de l’extérieur, parler d’elle comme elle le ferait de quelqu’un d’autre. Peut-on vraiment dire « je » quarante ans plus tard, alors que l’on n’a objectivement plus grand-chose à voir avec l’enfant qu'on était ? C’est une question de dislocation identitaire qu’elle soulève.
Un jour, Neige Sinno a pu parler ; d’abord pour protéger ses frères et sœurs, puis pour elle-même. Parler, c’est jeter une bombe : en plein visage de sa mère, au sein de la famille ou d’un cercle d’amis, au milieu d’un village. Les réactions sont souvent sidérantes. On détricote le déni. Ce voisin, si sympa et serviable, si charismatique… aurait fait de telles choses ?
Pour tous, c’est un tremblement de terre, chacun en ressort chamboulé. « Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler », explique l’autrice. La négation de la gravité est courante. « À nous, il n’a rien fait, » disent les voisins. La victime doit parfois accepter que les autres pardonnent au bourreau, qui, après la prison, refait sa vie « comme de rien n’était ».
Pour les besoins d’un procès (rare), les dossiers s’étoffent de témoignages, de photos, tout prend forme. Les éléments de l’affaire acquièrent une forme d’existence. « Ce sont des bouts de réels irréductibles à l’interprétation. Ils ne garantissent pas nécessairement la véracité ou la bonne foi de celle qui écrit, mais ils prennent un peu en charge la responsabilité de porter le réel à travers le temps. Ils deviennent les fragiles béquilles de ce témoignage », écrit Neige Sinno. C’est ici que la littérature rencontre la justice, et que le mot tente de donner corps à la douleur.
À la question de savoir si la littérature aura libéré, voire sauvé, Neige Sinno, cette dernière répond par la négative. Le témoignage ne sauve pas ni ne guérit de l’inceste. Cette question n’a pas de sens. On vit avec le traumatisme pour le reste de ses jours. En revanche, le témoignage a le mérite d’alerter. Alerter qui ? Les épouses, les mères, les enseignants, les personnels de santé, les voisins, nous tous. Non pour nous rendre soupçonneux, mais pour ne pas fermer les yeux, pour cesser de nier, pour stopper le bourreau. Car si le viol constitue un crime, une succession de viols sur un enfant durant des années n’est rien d’autre que de la torture.
Être vigilant, c’est également aider les victimes à ne pas reproduire ce qu’elles ont subi. Elles aussi marchent sur un fil ténu entre le bien et le mal, au risque de tomber, c’est-à-dire de passer à l’acte.
Ce que je retire de ce livre pour ma propre écriture
Triste Tigre de Neige Sinno est bien plus qu’un témoignage ; c’est une véritable réflexion sur la manière de construire une vérité romanesque. En tant que romancière, cette lecture m’interroge sur le choix des « bouts de réels » à agencer pour créer un impact. Sinno nous enseigne à dépeindre des personnages — agresseurs, témoins ou proches — non comme de simples caricatures du bien ou du mal, mais comme des êtres humains complexes, parfois prisonniers du déni, de la complicité passive ou de l’incapacité à voir la vérité. C’est là, dans cette nuance, que résident les composantes essentielles de tout récit réaliste. L’autrice parle d’ailleurs de la « coexistence de toutes les voix » en elle, une fragmentation que le romancier peut traduire par des personnages nuancés.
Au-delà de son propre récit, Neige Sinno nous encourage à témoigner. Le romancier pourra le faire en mettant en scène les mécanismes de l’inceste ainsi que le mutisme assourdissant de la société qui l’entoure. Mon roman en cours d'écriture met en scène un personnage victime de viol. J’ai choisi d’utiliser la puissance de la suggestion, à l’image de Neige Sinno, en ne décrivant pas directement l’agression, mais en la faisant vivre à distance, à travers l’entourage qui la perçoit sans pouvoir agir.
Neige Sinno n’aborde pas la question de la vengeance, pourtant son texte offre des clés pour l’imaginer. Le mal-être profond de la victime (que j’appréhende mieux après cette lecture) et le caractère définitif du trauma serviront à légitimer le désir de vengeance de mon personnage, renforçant ainsi l’intrigue.
Enfin, pour les écrivains biographes que j’ai été, le récit de Neige Sinno est un exemple de construction d’un témoignage traumatique. Il repose sur un cheminement de pensée intérieur, dans lequel questions, doutes et sensations intimes s’expriment tout en prenant à partie le lecteur, l’immergeant au cœur de l’expérience vécue.
J’invite quiconque à lire ce livre, pour mieux comprendre nos proches victimes, pour ne plus ignorer l'indicible et briser le silence, pour protéger nos enfants !

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