Rien ne passe, tout s’oublie de Emmanuel de Waresquiel : une lecture déroutante
- Franceline Burgel
- 2 août
- 5 min de lecture
Emmanuel de Waresquiel est un historien, éditeur et auteur français. Spécialiste de la Révolution, de l’Empire et des monarchies du XIXe siècle, il est l’auteur de biographies reconnues de Talleyrand et Fouché. C’est ce qu’on appelle un érudit, avec tout ce que cela veut dire : un accès à la culture dès l’enfance, une passion pour la lecture, de hautes études… et une carrière d’historien-chercheur.
Ce qui m’a poussée à acheter Rien ne passe, tout s'oublie ? L’interview enthousiaste de Léa Salamé et Nicolas Demorand sur France Inter, le 21 avril 2025. Trop fort, France Inter !
Une lecture qui a mal commencé
Le livre se compose d’articles de trois ou quatre pages, qui mêlent souvenirs personnels, faits historiques et analyses. Très vite, je me suis interrogée sur l’intention de l’auteur. Pourquoi, diable !, choisir l’impression papier pour partager ces réflexions sur un format aussi court ? De nombreux supports offrent cette possibilité aujourd’hui : les blogs, les posts LinkedIn, ou plus largement les réseaux sociaux. Tout cela sonne d’un autre temps. Le monde croule sous les livres, des centaines de milliers vont au pilon. Je gage que celui-ci ne fera pas exception. Le positionnement de ce livre a véritablement contrarié ma lecture. Je ne blague pas.
Cette contrariété s’est installée, car les premiers textes ne m’ont pas du tout convaincue : raisonnement alambiqué, paquet de nœuds… Le soir, le livre me tombe des mains. Les déambulations intellectuelles de l’auteur me laissent de marbre, j’ai du mal à rester focus : agacement.
L’auteur parle de lui-même, et je me dis qu'il s’adresse avant tout à ses proches : il aurait voulu être archéologue, il aime Belmondo, il fait l’éloge de la lenteur, les chaussures disent des choses sur les gens qui les portent…, son amour des chiens… Suis-je mal lunée ou lucide sur la qualité de ces textes ? Si « tout s’oublie », ce sera en premier lieu ce que je viens de lire.
Fallait-il continuer cette lecture ? Oui, seulement parce que je me contrains à poster régulièrement une critique littéraire. Alors, go, je m’accroche.
Et finalement, quelques réflexions et anecdotes finissent par m’interpeller.
Sur les livres : L’auteur évoque sa bibliothèque non classée. Lorsqu’il redécouvre un livre, il a l’impression de le lire pour la première fois. L’histoire résonne alors différemment. Ce ne sont pas les livres qui changent, mais nous-mêmes. J’ai eu cette réflexion il y a quelques semaines en écrivant ma critique sur Madeleine avant l’aube de Sandrine Collette, un roman très sombre qui m’a énormément plu, mais que d’autres n’ont pas pu lire, parce qu'il vient amplifier le mal être du moment. Me délecterai-je dans quelques années de ce livre qui me tombe aujourd’hui des mains ?
Sur l’Histoire : Emmanuel de Waresquiel évoque le plaisir de découvrir des manuscrits anciens non publiés. C’est une immersion fascinante que j’ai vécue lors de mes recherches en histoire locale. Il y a peu, j’ai ouvert un parchemin vieux de cinq siècles. Je dois dire que c’est assez émouvant. Les textes rédigés par nos ancêtres nous apprennent beaucoup sur la société d’une époque, au-delà de leur destination première.
L’historien nous invite à une autre manière de regarder Paris. Il nous propose de l’observer comme un archéologue, en prenant le temps de la découvrir. Lorsqu’on se déplace dans Paris, on « saute à pieds joints dans son passé », car la ville est un livre d’histoire à ciel ouvert, où les époques se lisent encore à chaque coin de rue.
Emmanuel de Waresquiel alerte sur l’instrumentalisation de l’histoire, qu’elle soit utilisée pour flatter un nationalisme, justifier une politique, ou servir des polémiques identitaires. C’est un historien qui rappelle que le passé est un pays étranger que l’on doit s’efforcer de comprendre, sans le juger avec nos propres valeurs.
Sur la société : l’auteur pose un regard grave sur notre monde moderne. « C’est en y pensant de temps en temps que nous éviterons d’avoir à en creuser d’autres », dit-il à propos des fosses communes de l’histoire.
Il y a aussi ce passage savoureux, évoquant la lettre du général de Gaulle s’adressant aux petits Français au soir de Noël 1941 : il compare les nations à des dames « plus ou moins belles, bonnes et braves ». Il achève son message par : « vous recevrez bientôt une visite, la visite de la Victoire. Ah ! comme elle sera belle, vous verrez. » Emmanuel de Waresquiel me fait découvrir ce message que je n’ai jamais eu l’occasion d’entendre de la bouche de mes clients, en tant que biographe.
Sur la culture et l’ignorance : L’auteur sème de multiples références historiques qui me renvoient à mes propres lacunes. Je pourrais le prendre comme une source d’irritation supplémentaire, mais cette fois-ci, cet aspect me bouscule et me remet à ma place. Je ne peux pas me vanter d’une vaste érudition, et j’en veux à ma mémoire de poisson rouge. Si l’on enseignait correctement l’histoire à nos contemporains, le monde se porterait mieux. L’obscurantisme nous guette. L’auteur parle de l’envoûtement narcissique de TikTok, notre impuissance est patente : « Nous sommes un peu comme le maréchal Ney, qui en mars 1815, au retour de Napoléon de l’île d’Elbe, voyait ses soldats se retourner contre lui par régiments entiers. Il avait pourtant promis à Louis XVIII de ramener le “tyran” dans une cage de fer. » Plus largement, Emmanuel de Waresquiel parle des dégâts causés par les écrans, avec ce sentiment d’impuissance face à ce fléau : « Personne n’est capable d’arrêter l’eau de la mer avec les mains ». Malheureusement, l’échec de l’école redouble la vitesse de la montée des eaux. Ça, c’est moi qui le dis. Je vais plus loin que l’auteur, mais je subodore qu’il me rejoint sur ce point.
Revenons à des sujets plus légers…
Une réflexion en tant qu’autrice
Emmanuel de Waresquiel participe régulièrement à des Salons du livre. Une de ses anecdotes m’a fait sourire, car elle me renvoie à ma propre expérience des Salons. Il raconte l’attitude des passants : « installé sous un parasol Cinzano devant la vitrine du magasin, comme un produit d’appel. “Suis-je bien l’auteur des livres que j’ai devant moi ?” me demande un monsieur un peu sceptique. “Écrivez-vous des romans ?” espère une dame, qui, sur ma réponse négative, me tourne le dos. D’autres m’examinent de loin, comme une curiosité, les mains pleines de bourriches d’huîtres… »
J’ai moi-même vécu ces moments de solitude, attendant le chaland, et j’ai souvent surpris des yeux qui se dérobent. Qu’est-ce qui les retient ? Leur timidité, leur budget trop serré, ou leur peur de dire qu’ils préféreraient lire autre chose ? Peut-être un peu de tout cela.
Cette critique est sévère, j'en conviens, mais, au fond, si je retire quelque chose de positif de ce livre, c’est la modestie dont nous devrions tous faire preuve. Notre ignorance mêlée à notre nombrilisme nous conduit dans le mur, ou sous les flots de la montée des eaux.
En attendant, j’écris des histoires pour m’échapper de la morosité ambiante. Je mets en scène des personnages attachants et, si mon intention première est de divertir, mes livres finissent toujours par dépeindre un milieu social et des parcours de vie. Ce sont de modestes témoignages du passé qui, je l’espère, serviront à éclairer et relativiser les difficultés de notre présent.
J’aurais grand plaisir à découvrir les ouvrages d’Emmanuel de Waresquiel, d’autant que j’écris actuellement un roman qui commence au début des Cent-Jours, l’une de ses périodes de prédilection !

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